Cette dissertation a quatre mains a été pensée et rédigée avec Simon, un élève de première que j'accompagne dans le cadre de mes cours particuliers.
Sujet de la dissertation :
De quoi la créativité poétique de Rimbaud s’émancipe-t-elle ?
[Intoduction] [Accroche et présentation de l'œuvre] Dans le deuxième poème des Cahiers de Douai, “Sensation”, Arthur Rimbaud annonce : « J’irai loin, bien loin, comme un bohémien ». Cette promesse, exprimée à travers un futur à valeur annonciatrice, exprime bien l’intention d’émancipation du poète. [Analyse du sujet] Pour atteindre cet objectif émancipatoire, Rimbaud développe une grande créativité poétique. Les poèmes des Cahiers de Douai sont ceux d’un tout jeune homme de quinze ans qui gagne en maturité, donc qui s'émancipe des contraintes de l'âge de l'enfance. C’est avec ses poèmes qu’il se libère et s’affranchit de l’autorité et de la domination qui pèse sur lui. Ainsi la création poétique émanciperait le jeune Rimbaud. Mais, la création poétique connaît elle-même une forme de libération sous la plume de Rimbaud. Ce ne serait donc pas seulement la poésie qui libère le poète, mais surtout le poète qui libérerait la poésie.
[Problématique] Nous pouvons nous demander si l’émancipation de Rimbaud est avant tout une rébellion contre l’ordre établi dans la société ou plutôt une libération de la poésie ?
[Annonce de plan] Nous allons voir que Rimbaud, en adolescent révolté, s’émancipe de l’ordre établi dans la société. Mais Rimbaud émancipe aussi la poésie de ses codes et traditions littéraires et artistiques.
[Première partie] À travers ses poèmes, l'auteur des Cahiers de Douai fait la critique d’une société oppressante et cette satire est libératrice. Le jeune poète s’engage par exemple contre le second empire qu’il juge autoritaire et liberticide. En suivant l'exemple de Victor Hugo, il dresse un portrait ridicule et caricatural de l’empereur. “L’éclatante victoire de Sarrebruck” est un de ces poèmes critique du pouvoir impérial, car il dénonce la propagande de Napoléon III. La poésie renforce le pouvoir de la caricature, notamment par les sonorités et par la narration du poème. Le cri lancé par un officier loyal à l’empereur donne lieu à un silence de la part des soldats : "Et : «Vive l’Empereur !! » – Son voisin reste coi…”. Ce vers illustre le fait que les soldats ne soutiennent pas le pouvoir. L’émancipation politique passe par l’humour et la désinvolture à l’égard de la figure du pouvoir.
Rimbaud est aussi très critique à l'égard des discours religieux dominant. Il fustige l'hypocrisie de l'église à la fois dans "Le Châtiment de Tartufe" et dans "Le Mal". Dans ce sonnet, il décrit un Dieu riant alors que les soldats ("Pauvres morts !") sont tués au front et que cela endeuille les familles. Ce Dieu, bercé par les chants religieux (il s'endort "dans le bercement des hosannah") suscite l'indignation du lecteur quant, à la point du sonnet, il reçoit les dons des fidèles des mains des mères endeuillés. Celles-ci, "pleurant sous leur vieux bonnet noir, / Lui donnent un sou lié dans leur mouchoir". Le mal, qui donne son titre au poème, ne se trouve pas seulement dans la politique guerrière menée par l'Empire, mais aussi dans la résignation de cette guerre dont profite bassement le pouvoir religieux.
Plus largement, la style poétique de Rimbaud laisse une grande place à la satire, c'est-à-dire à la critique moqueuse. Celle-ci se manifeste souvent par une affection prononcée pour le peuple et une désaffection des puissants. On en trouve une manifestation dans "Le Forgeron", quand le personnage montre au roi le peuple en disant "C’est la Crapule, / Sire. ça bave aux murs, ça roule, ça pullule …". Cette provocation est une mise en scène par Rimbaud d'une parole révolutionnaire adressée directement au symbole de l'oppression qu'est le roi dans ce poème. Le forgeron, en tant qu'artisan créateur, est quant à lui le symbole du poète, qui interpelle les grands et fait voir les petits. Cette moquerie se tourne vers l'ordre social bourgeois dans lequel il a grandi à Charleville. Dans "À la musique", il décrit la place d'une ville, où "Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs / Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses." et se moque tout à tour des "rentiers", du "notaire", des "épiciers retraités" et d'un bourgeois "à bedaine flamande" qui sont tous obsédés par leurs affaires, par leur argent. Mais lui, "débraillé comme un étudiant", pense à l'amour : "et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres". Son émancipation passe bien par une forme de détachement à l'égard du monde dans lequel il a grande et par l'attitude moqueuse qu'il déploie à l'encontre des mesquineries de ce monde.
[Transition vers la deuxième partie] Cependant, même si l'émancipation de Rimbaud est celle d'un adolescent "déjà soulevé par une révolte de vie", comme le dit Jean-Luc Steinmetz dans l'article que ce dernier a écrit dans l'Encyclopédie Universalis, elle est aussi une révolte de nature littéraire. Animé d'une volonté de renouveau poétique, celui-ci s'émancipe des codes et des traditions littéraires et artistiques. [Première sous-partie] Les Cahiers de Douai est un recueil qui parodie massivement l'héritage poétique proche ou lointain. Il en livre même un détournement cocasse et satirique dans des poèmes comme "Vénus anadyomène". Le titre du poème annonce le traitement d'un thème littéraire et pictural remontant à Homère. Mais la description que fait Rimbaud de la déesse de la beauté est une parodie de l'éloge poétique traditionnel du corps féminin. Dans le deuxième quatrain, le poète dépeint un " col gras et gris, les larges omoplates / Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort". le rejet de la proposition subordonnée relative "qui saille" imite ici cette disharmonie du corps décrit par une rupture du rythme du sonnet. Il achève sa description par le vers : "Belle hideusement d'un ulcère à l'anus". En raillant les codes de la beauté féminine et en sublimant ceux de la laideur, ce sont, plus profondément, les codes du sonnet qu'il rejette. Ainsi Rimbaud exhibe les libertés poétiques en mettant en cause l'art poétique traditionnel. Justement, la mise en avant de ses impertinences littéraires sont comme "les omoplates / qui saillent" de sa Vénus : elles sont une libération des contraintes, non seulement formelles, mais aussi thématiques, qui pèsent sur le monde littéraire.
Rimbaud élabore une nouvelle esthétique poétique reposant sur une grande porosité des tons et des goûts. Ainsi, il ne se classe pas facilement dans les mouvements poétiques de son temps. Il est aisé de trouver des influences parnassiennes dans les poèmes des Cahiers de Douai, et même de voir une allégeance rendue à Théodore de Banville, un précurseur du Parnasse, dans la lettre qu'il adresse à ce dernier. Le "Maître" a pu lire dans cette lettre datée du 24 mai 1870 : "c’est que j’aime tous les poètes, tous les bons Parnassiens, — puisque le poète est un Parnassien". La parodie des thèmes du mouvement romantique n'exclut pas une inspiration marquée et un goût prononcé pour des poètes comme Musset et Victor Hugo. Rimbaud ouvre aussi la voie au mouvement symboliste qui commence à se développer dans les années 1870. Il fait un pas vers cette école poétique mettant en avant la synesthésie (la mobilisation de plusieurs sens) et l'onirisme (l'évocation du rêve) à travers des poèmes comme "Ophélie" ou "Le Dormeur du val". La libération rimbaldienne à l'égard des tendances, des goûts et des écoles poétiques est bien une des données majeures de ces poèmes écrits à la croisée des mouvements littéraires.
Il est même permis de penser, en poursuivant cette remarque, que c'est son lecteur que Les Cahiers de Douai libère. En effet, si l'émancipation du Rimbaud est bien une source importante de sa créativité de poète, elle a pour conséquence une invitation du lecteur à interpréter plus librement les œuvres poétiques. Celui-ci est libéré d'une interprétation figée des poèmes de Rimbaud. Dans une conversation rapportée par sa sœur, le poète déclare à propos d'une de ses créations : "ça veut dire ce que ça veut dire, littéralement et dans tous les sens". Ainsi, le sens poétique est enrichi, décuplé, par des tournures poétiques polysémiques. Le fameux "un pied près de mon cœur" qui clôt le sonnet "Ma Bohème" est à la fois le pied au sens anatomique, qui se trouve près de la poitrine du marcheur quand il fait ses lacets, et le pied au sens de la métrique poétique (un pied désigne l'unité rythmique d'un vers).
[Conclusion] Ce ne sont pas seulement des ordres, familiaux, politiques et religieux que Rimbaud entend s'émanciper dans ces poèmes écrits quand il avait seize ans. Certes, la rébellion adolescente que le recueil exprime est une des données majeures de sa création poétique. Mais une émancipation proprement littéraire est aussi à l'oeuvre dans Les Cahiers de Douai, car le jeune poète y détourne librement les codes et traditions poétiques. Au-delà de la libération vis-à-vis des maîtres antiques, médiévaux, classiques et modernes, une autre émancipation a lieu qui ne concerne pas seulement l'auteur et l'oeuvre. Cette dernière consiste en une affranchissement de la lecteur de poésie par le lecteur. La poésie de la révolte inventée par le poète "voleur de feu" (selon l'expression qu'il emploie dans sa Lettre du voyant) encourage le lecteur à partager cette sensation de liberté, cette grande libération qui est la matrice de la poésie de Rimbaud.